J’aurais voulu qu’elle pleure
- Vous voyagez seul?
- Oui.
Le vent beugla contre les parois de la fenêtre chancelante sur laquelle la jeune fille appuya sa tempe droite.
- Vous avez l’air de quelqu’un de seul.
Je devais les attirer. D’une quelconque façon, avec un semblant de radar, je détectais toutes ces débutantes, ces amatrices, toutes ces nouvelles putes. Ces vierges du métier. Celle-là, j’avais senti cela à sa voix. Il n’y avait pas que sa tête qui balançait au rythme du train qui filait, ses paroles aussi avaient tremblé jusqu’à mes oreilles. Et je savais que ce n’était pas seulement à cause des soubresauts de l’engin.
Elle était entrée dans le compartiment marron en titubant. Elle avait fouillé l’endroit, clignant ses yeux de verre, à la recherche d’hommes en manque. Je l’avais épiée de mon siège du fond, le regard gourmand sur sa poitrine et sur ses bras osseux et mauves par endroits. Elle s’était assise devant moi et m’avait surpris alors que j’humectais mes lèvres et que je reluquais ses cuisses tendres, à peine dissimulées sous une jupe rouge Noël. Elle n’essayait même pas de sourire.
J’attendis qu’elle émette un autre commentaire, qu’elle avance des propositions. Elle avait rabattu ses paupières. Son fard rosé s’agençait bien avec les cernes rougeâtres qui encadraient ses yeux. Elle demeura ainsi plusieurs instants, la tête contre le châssis de métal, quelques mèches châtaines lui couvrant le visage, ses lèvres mauves entrouvertes. Je ne pouvais dire si elle frissonnait ou si elle se murmurait à elle-même des mots sensés lui fournir le courage d’entamer le boulot.
Elle se releva d’un coup, bien droite, et planta ses yeux dans les miens. Je n’y vis que du vide. Une détermination de néant. Deux orbites qui ne me désiraient pas, qui ne suggéraient rien, mais qui m’appelaient tout de même, et auxquelles je ne résisterais pas. Elle glissa ses deux billes éclatées jusqu’à mon pantalon et fixa mon entrejambe. Toujours pas de lumière dans ses yeux, aucune peur. Que des cils qui s’effondraient quelques fois sur des trous béants.
Ses mains remontèrent sa jupe jusqu’à ce que je vis son sexe poindre. Elle ne portait rien sous son vêtement. Instinctivement, je jetai un coup d’oeil à sa camisole noire et devinai qu’il n’y avait rien là-dessous non plus. Elle quitta la banquette et courut hors du wagon, se fiant aux bancs en cas de chute. Elle ne se retourna même pas une fois pour s’assurer que je la suivais.
Tout le long, elle serra les billets de vingt dans sa main gauche. Le va et vient se fit plus facilement grâce à la course du train sur les rails. Soumis aux vibrations de notre transporteur, nous passâmes de l’avant à l’arrière du cabinet de toilettes sans effort, sans répit. Une fois nos deux corps coincés entre le lavabo et la cuvette, je lui soufflai:
- C’est votre première fois, n’est-ce pas?
- Oui.
Comme si elle s’était souvenue de ma présence par ce bref échange de mots, elle gémit un peu et me dit:
- Et vous?
- Non... Et vous n’êtes pas ma première pour qui c’est sa première fois.
- Oh.
Elle avait échappé ce son comme on ouvre une boîte de conserve dont le contenu est expiré, sans espoir pour la nourriture, mais avec en tête une vague idée du gain pour son estomac. Elle resserra son emprise sur l’argent de papier et ne le lâcha plus des yeux jusqu’à ce que j’eus atteint un semblant d’extase.
Je retournai m’asseoir seul au fond de la case roulante. Elle partit dans l’autre direction, sans doute à la chasse aux deuxième et troisième clients. Le souvenir de son regard me pétrifiait toujours. Me glaçait.
J’aurais voulu qu’elle fasse semblant, comme les autres. J’aurais souhaité qu’elle joue la séductrice, comme toutes ces initiées. J’aurais préféré que la couleur de sa jupe, que je tordais sur ses hanches, n’évoque pas un si joyeux temps de l’année.
J’aurais aimé qu’elle ne soit pas aussi gelée. J’aurais voulu ne pas voir les boursouflures au creux de ses bras. J’aurais eu envie d’un corps, d’une fièvre. Et sous ce faux désir, j’aurais voulu savoir qu’elle regrettait la fosse dans laquelle elle s’était jetée. Plutôt que ces deux sphères inertes, j’aurais aimé voir la détresse dans ses yeux. Plutôt que deux globes morts... J’aurais voulu qu’elle pleure.
(Décembre 2005)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire