samedi 25 mai 2019







C'était en janvier 2017.  Mon psychiatre me l'avait proposé, m'avait fourni de la documentation, m'avait laissé du temps pour y penser.  Il m'en avait déjà parlé lors d'un précédent épisode dépressif majeur, m'avait demandé de considérer cette avenue.  J'y avais réfléchi, puis j'avais refusé.  À l'époque, j'ai eu trop peur.  Mais il y a deux ans, j'ai décidé de tenter le coup.  Dans ma tête, il n'y avait alors plus d'autre option possible.  À part mourir.  Partir, juste arrêter.  Tout.

Je précise : on ne m'a pas forcée.  J'ai été conseillée, épaulée, mais je n'ai senti aucune pression ni obligation de la part de qui que ce soit.  On m'a fait signer des papiers pour confirmer que je consentais au traitement, lequel je pouvais cesser à n'importe quel moment.  Malgré mon état d'engourdissement et le fait que j'étais en train de me noyer dans un néant total, mon choix était éclairé.  

Une fois ma décision prise, il y a eu des semaines d'attente.  J'ai continué de m'informer sur la procédure et j'ai rencontré le psychiatre qui se chargerait de moi.  Il m'a mise en confiance.  Je me souviens m'être dit que ce devait être un peu comme ça, attendre une greffe.  Espérer trouver dans l'usagé quelque chose pour repartir à neuf.  Un organe étranger pour se sauver.  Moi je misais sur une réinitialisation du mien.  Je me sentais coupable de souhaiter passer en premier, je me disais que mon cas était moins grave que d'autres.  Mais je voulais que ça se fasse, et vite.  Je m'imaginais que c'était comme anticiper la chimio ou la radiothérapie.  Rêver au traitement sensé raviver les molécules défectueuses, sensé détruire le pourri.  Puis je me sentais coupable parce que je me disais que ce serait du gaspillage de temps et de ressources médicales si ça ne fonctionnait pas.  Parce qu'il y a toujours l'éventualité que ça ne change rien.

Je désespérais : est-ce que quelqu'un, quelqu'un, quelqu'un, est-ce que je vais, à un moment donné, retrouver le goût, le quelque chose, l'envie, la vie?  Je voulais mordre.  Me geler.  Dormir.  Effacer tout.

En mars, on m'a appelée pour m'annoncer que les séances débuteraient bientôt.  Je suis alors vite embarquée dans ma nouvelle routine matinale : trois fois par semaine, ma mère et moi nous rendions à l'hôpital à l'aube.  On venait me chercher et elle m'attendait de l'autre côté des portes battantes.  Je me déshabillais, j'enfilais une jaquette.  Une infirmière me perçait le bras et me barbouillait les tempes de gel.  Couchée sur une civière, j'attendais mon tour dans le corridor puis on me faisait rouler dans la salle d'opération.  J'observais l'anesthésiologiste m'injecter une puissante drogue.  Je m'endormais.  Je me réveillais.  J'attendais qu'on m'enlève le soluté.  Je me rhabillais.  Je ressortais dans l'air froid et piquant de l'hiver.  Je rentrais chez moi.  Je me lavais les cheveux pour enlever le gluant.  Puis je me recouchais pour essayer de faire passer le mal de tête.

À mon réveil la première fois, l'infirmière m'a dit que ça s'était bien passé.  Que j'avais bien fait ça, que j'avais bien «convulsé».  J'avais trouvé la remarque particulière.  Je m'étais demandé si je devais la prendre comme un compliment.  Mais je devais la croire sur parole, parce que j'en avais aucune idée.  Il me prend parfois des envies d'avoir vécu le choc.  D'avoir senti les secousses.  Comme les gens dans le temps.  Puis je me ressaisis et je me dis que ça n'a sûrement rien d'agréable, gigoter sur une table devant des inconnus tandis qu'on nous charge du courant dans le corps.

Je ne revisite pas souvent cette période.  Elle demeure très floue pour moi et elle restera incomplète à jamais.  Il m'en manque des bouts.  Il ne me reste en tête que la pénombre du petit matin, les tas de neige bleu gris, le stationnement glacé.  Les murs laids de l'hôpital, les corridors muets.  J'avais été prévenue que les chocs pouvaient entraîner des pertes de mémoire.  C'était une de mes plus grandes craintes face au traitement.  Je ne voulais pas qu'on me dérobe des moments qui m'étaient précieux, mais plusieurs heures de ma vie se sont envolées.  Elles ne m'appartiennent plus.  J'avais l'intention de tenir un carnet tout le long du traitement.  Je l'avais débuté la veille de la première séance.  Je n'ai écrit que trois ou quatre fois dedans.  C'est qu'on a ni force ni concentration entre les décharges.  

Je ne me rappelle plus à quel moment j'ai commencé à perdre la carte.  Beaucoup de jours n'ont pas eu lieu pour moi.  Puis ce samedi-là est arrivé et plus rien n'a eu de sens.  J'ai confondu mes parcours d'autobus habituels.  Je me suis embarrée à l'intérieur de mon propre appartement.  J'ai oublié le chemin pour retourner chez moi après le cinéma. Comment bouger et reprendre mon souffle après un cauchemar.  Un bout de mon esprit s'est sauvé avec des informations cruciales que je croyais pourtant indélogeables en moi. 

On a décidé de mettre fin au traitement avant la date prévue.  Je me souviens que c'est mon parrain et ma marraine qui m'ont accompagnée à l'hôpital cette fois-là.  Ils m'ont ensuite amenée chez eux.  Nous avons fait un casse-tête.  Le reste est un grand trou.  Il n'y a pas eu d'avril pour moi cette année-là.  J'ai été déstabilisée par tout ce vide, qui n'était pas comme celui que je ressentais avant.  Encore aujourd'hui, quand je pense à ces ellipses, j'ai le vertige.  Les morceaux qu'on m'a arrachés me manquent parfois, même si je ne sais même pas à quoi ils se rattachent.  

Malgré que tout ait dégringolé, les électrochocs ont eu des effets bénéfiques sur moi.  Je me porte mieux depuis.  Je n'ai pas rechuté.  Je ne saurai jamais vraiment si c'est uniquement grâce à ça.  Je ne sais pas non plus si mon mal reviendra un jour ou si j'aurai à nouveau besoin du traitement, ni si j'accepterai de le subir à nouveau.  Ça a été pénible.  Ça a été freakant.  On aurait dit que je me chamaillais avec quelqu'un, quelqu'un qui prenait toute la place lorsque j'étais allongée et branchée, quelqu'un qui partait avec toute ma lucidité et mes souvenirs.  C'était comme si on se disputait mon corps.  Cette personne voulait rester et moi je voulais revenir.  Parce qu'après tout, comme beaucoup d'autres gens suicidaires, je ne voulais pas mourir.  Je voulais être bien.  Ne pas souffrir.

Maintenant je le suis.  Pour l'instant je ne souffre pas autant.  C'est peut-être temporaire, mais je suis en train de battre mon record de longévité de bien-être.  Et si ça durait encore longtemps, ou même infiniment?








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