jeudi 30 novembre 2006





Un par-dessus et trois bouteilles de rouge. Voilà ce qui traînait sur la minuscule table de bois défraîchi lorsque les hommes pénétrèrent dans la pièce.

Un par-dessus gris cendre et des bouteilles de vin rouge douteux. Les trois étaient ouvertes, une était couchée sur la surface inégale de la table et son contenu s'était déversé sur les carreaux beige du plancher sale. Les bouchons de liège demeuraient introuvables.

Les deux hommes réprimèrent un haut-le-coeur. Une odeur infecte imprégnait l'endroit. Le corps gisait sur le sol, un peu à droite de la petite table, sous une fenêtre trois fois plus haute que large. La lumière du dehors, aveuglante, en transperçait la vitre et se jetait sur le dos du malheureux qui trempait dans son sang.

Un des inspecteurs, le plus petit, contourna le cadavre pour s'approcher du réfrigérateur qui grondait dans un coin de la pièce. Il l'ouvrit en prenant bien soin de ne pas accrocher les pieds du mort avec le bas de la porte. Le frigo était vide. L'inspecteur de petite taille, dont le visage était garni de davantage de poils que sa tête ne l'était de cheveux, toussota en lançant un regard à son collègue. Ce dernier haussa les sourcils et avança vers la masse immobile.

On ne pouvait voir que la moitié du visage du décédé. Il portait un gilet blanc et des pantalons noirs maintenant tout à fait imbibés. Le vin s'étant échappé de la bouteille laissée à l'horizontal sur la table se mélangeait au sang de l'homme, formant un étang épais et créant une nouvelle teinte de rouge. Si ce n'était de tout ce liquide cramoisi et de ces organes intérieurs déchiquetés fuyant vers l'extérieur du corps, on aurait pu dire qu'il s'agissait d'une mort paisible. Les inspecteurs pouvaient effectivement apercevoir un sourire sur les lèvres de l'homme. Ses longs cheveux bruns en bataille cachaient la partie visible de son front ainsi que son oeil.

- T'as vu quelque chose qui pourrait ressembler à l'arme du crime, toi? demanda le petit.

- Non.

- Le malade qui a fait ça l'a quand même pas ouvert avec une bouteille de vin!

Son partenaire se dirigea vers la table, fouilla dans sa poche d'imperméable et en ressortit une paire de gants. Il les enfila et tâta le par-dessus, le souleva. Rien n'était dissimulé dessous. Il prit les deux bouteilles de vin toujours debout et constata qu'elles étaient pleines. Il en fit la remarque au petit inspecteur.

- Merde, grommela ce dernier. Tu crois que c'est un règlement de comptes? La mafia, peut-être?

- Possible.

Les deux inspecteurs se déplacèrent vers la porte. Ils observèrent la scène un moment. Le petit se gratta la tempe gauche.

- Un par-dessus et trois bouteilles de rouge? Ça peut pas être autre chose qu'une blague!

- As-tu faim? Je mangerais un morceau, moi.

- Bonne idée, allons manger. J'appellerai les gars du labo tantôt.

Le petit précéda son collègue dans le couloir. Dans la cage d'escaliers résonnait l'écho de la voix du premier qui relatait à l'autre le succulent repas que lui avait concocté sa femme la veille, et qui insistait sur combien il rafole de foie.





lundi 27 novembre 2006





Ça y est, le rassemblement est complet.

Toutes les forces susceptibles de contrer le mouvement décadent de l'expression et de l'art se sont réunies pour agir. Pour faire bouger ces lâcheurs, pour les remettre sur le droit chemin! Le tout sera fait en harmonie, à l'unisson, dis-je!

Le plan d'action est rédigé. Les équipes montées, les ravitaillements scellés, prêts à être envoyés aux endroits où la situation est la plus critique. Car il y a bien des lieux que les déserteurs du divertissement ont ciblés et vidés de toute énergie créatrice. Les documents nous ayant été transmis par les commandants des différents fronts nous témoignant de l'état comateux de ces bulles inanimées sont désolants...

Peu importe, aucune soumission ne sera permise de la part de nos troupes! Nous lutterons! Un officier m'a mis au courant que l'attaque était entamée, tous les moyens envisagés ont été déployés: nos plus brillants chercheurs ont déniché quelques pigments nécessaires aux scientistes pour redémarrer le mélange des couleurs exilées; nos plus arriérés moines ont débuté les négociations pour un nouveau salaire avec les lettres s'étant elles-mêmes attribuées un congé; nos plus souples gymnastes se sont mis à l'exécution des tortures, étirant, écrasant et déchirant toutes les portées trouvées sur leur passage, et séquestrant le plus grand nombre possible de clés de sol, jusqu'à ce qu'elles se résignent enfin à révéler la cachette de leurs amies les notes.

Il semble que le combat ait déjà porté fruits. Un officier a précisé avoir entraperçu durant la nuit une croche, une série de «b»s et de traits d'union, ainsi qu'une ombre de vert, dissimulés derrière un édifice. La croche creusait un trou tandis que les traits d'union se défaisaient tour à tour de leur écusson de fidélité au mouvement Anti-art/Anti-expression et le jetaient dans la fosse improvisée. Les «b»s et l'ombre verdâtre attendaient vraisemblablement de pouvoir se débarrasser de ce badge honteux.

Nous réussirons! Je sens la victoire se ranger de notre côté! Dans très peu de temps, tous jouiront à nouveau de glorieux amusements artistiques! Nous pourrons tout entendre, tout admirer, tout lire! Demain, à l'aube, nous savourerons!

Bravo à tous nos combattants, bravo à moi, dis-je, qui ait su flairer et réduire ce fléau! Imaginez un peu ce qu'aurait signifié pour nous tous la disparition de l'art et de l'expression! Imaginez!

Mille fois bravo à moi, qui ait su diriger la médiation de ce conflit! Effectivement, en échange d'un retour assuré de la part des représentants de ces deux groupes, disons-le, parfois irréfléchis, je leur ai fait la promesse qu'ils auraient désormais droit à la liberté d'expression. Ils signeront sous peu le papier d'entente, j'en suis certain.

Finies les censures! Pour mon plus grand bonheur, ainsi que pour le vôtre, les couleurs n'hésiteront plus à nous cracher au visage autant les laideurs que les beautés de ce monde! Les lettres feront fi de la morale et avoueront les vérités douloureuses au même titre que celles beaucoup plus douces! Et les notes ne se priveront plus, au nom de la bonne tenue et du civisme, de s'éclater et de nous entraîner dans des rythmes déchaînés et corrompus!

Oh, longue vie au nouvel art et à l'expression libre, longue vie à moi, dis-je!






mardi 21 novembre 2006






Une horreur, un drame, vous dis-je, se trame!

Que des couleurs se permettent d'en dire trop, ça passe encore. Mais que les lettres se mettent à nous lancer des regards désabusés, je ne sais plus trop. Et si les notes s'avouaient rebelles également, si elles se déclaraient nos ennemies? L'agonie serait certaine...

L'art et l'expression se liguent contre nous! J'ai été témoin d'une de leurs rencontres prévues pour planifier cette supercherie sensée nous anéantir. Croyez-moi, il n'y a pas de temps à perdre! Nous devons réagir, nous tenir, tous! Ensemble, nous pouvons (et nous devons!) faire poids devant ces deux grandes sphères et les affronter sans pitié! Les obliger à rappliquer, et à poursuivre leur mission: nous faire vivre extases, partages et grandeurs!

L'affaire est somme toute risquée et, soit dit en passant, grave. Après tout, il ne s'agit pas que de nos outils artistiques qui menacent de nous faire fondre de langueur et d'ennui, mais aussi de leur moteur: la voix! Toutes ses facettes, la parole, la diffusion, l'exposition, la distribution, la permission, l'accès, la libération de tout médium, c'est-à-dire tous les médias, toutes nous sifflent qu'elles ne s'abaisseront plus! Qu'elles n'accepteront plus de se faire exploiter!

Comment nous, innocents consommateurs, sommes-nous supposés contrer ce mouvement de masse? Faut-il ramener à la raison (et à la maison, par la même occasion, puisqu'ils ont tous déserté le pays!) tous les portraits, tous les tableaux, tous les morceaux et toutes les chansons? Y parviendrons-nous?

Après moult réflexions, certains d'entre nous se sont dit que l'art et ses crieurs pouvaient bien aller se faire voir! Jolie mentalité... D'autres ont voulu se pencher sur l'origine de la crise... Mais les heures nous échappent! Et le nombre de morts causées par l'absence d'art et de son ancienne profusion augmente à un rythme effarant!

Par où commencer? Et comment agir, dis-je, que faire?





mercredi 15 novembre 2006


Elle aurait voulu connaître d'autres remous
Autrefois il y avait des jeux, des rondes qui l'amusaient
Maintenant il n'existe que des hommes rugueux, des sculptures de plâtre au sourire enjôleur

Elle envie tous ces gens aux jours remplis
Se dit que tous les carnets et tous les feuillets ne sont pas assez grands
Qu'il lui faudrait une mer, un autre alphabet et puis bien des plumes et beaucoup d'encre

Elle n'aime pas les trop grandes chaleurs qui font bouillir son sang
Préfère le givre, préfère voir ses veines se tordre sous la brûlure, préfère le froid
Elle siffle et puis se berce, fait languir les pétales, découvre un parterre inexploré, se l'approprie

Elle s'appuie contre les grandes herbes
Se laisse tomber et dissout
en une seule note tous les graves et les aigus du vent
Elle veut plaire, se plaire, distinguer, se distinguer, déranger, se déranger, puis mourir voilée










lundi 13 novembre 2006





We could forge something special; a bond with the smell of apples,

Or perhaps a tree made of bubbles...


dimanche 5 novembre 2006





L'homme s'étendit par terre, sous la lune, près des arbres. Il ne distinguait plus les verts, les bruns, les bleus, ne remarquait pas la ligne entre les conifères, la terre et les cieux. Tout était ombres. Tout était chimères.

Il disposa ses effets à proximité - trois babioles à manger dans un sac et une couverture - et déroula le vieux drap troué, le plaça sur son corps. Peu à peu, ses yeux s'accoutumèrent à l'obscurité, se fièrent à la lune pour lui montrer ce qui l'entourait.

Il se sentait comme un personnage évoluant au milieu d'un de ces paysages faits de pâte à modeler, comme ces grosses boules animées qui fondent et plongent dans le sol de lait pour refaire surface sous forme d'un maigrichon, d'un chien ou d'une jeune fille à la voix claire.

La faim lui torturait le ventre. Il étendit la main vers le sac qui était à ses pieds. Il ne savait plus la différence entre les goinfres et les pressés, ne se souvenait plus si avant, il avait été quelqu'un avec beaucoup d'appétit ou non. Il croqua dans son sandwich sans se presser. Personne ne l'attendait.

Il aurait voulu parler, juste pour parler, pour s'entendre, pour rompre le silence. Puis il se dit que discuter avec l'insecte qui lui chatouillait le mollet, ou le loup au loin, ne le divertirait en rien. Il préféra laisser les nuages converser entre eux, discrètement.

Puis il pensa à elle. Son visage lui revint en tête. Ses yeux. Sa bouche. Ses cheveux. Ses yeux exorbités, qui le suppliaient. Sa bouche tordue, grimaçante, d'où sortait sa langue, d'où sortaient des plaintes étouffées dans le but de lui faire entendre raison. Il se souvenait de ses cheveux entre ses doigts, de ses cheveux sur sa couverture en lambeaux. Il se rappelait la couverture autour de son cou, du cou de la jeune femme. Son cou mauve, après. De plus en plus coloré, pendant. De plus en plus serré. De moins en moins d'air. L'homme l'avait senti, qu'il la privait de tout l'oxygène dont elle avait besoin.

Il ferma les yeux, le visage de la jeune femme toujours en mémoire. Il sourit, puis se dit en s'assoupissant que définitivement, il devait être un goinfre, avant.