Pascal le poil, Élisabeth Brisset des Nos et Julien Roudaut, Québec Amérique |
Il y a un livre jeunesse qui est paru en janvier dernier et qui s'intitule Pascal le poil. Je ne l'ai pas lu au moment de son arrivée en librairie, mais je l'ai fait peu après. Étant donné la relation tordue que j'entretiens avec mes propres poils depuis longtemps - trop longtemps - le titre m'a fait tiquer, et la couverture, un peu sursauter. Ceci dit, je vous le recommande, à vous et aux enfants, c'est informatif et plutôt rigolo. Et si ça peut freiner ne serait-ce qu'un peu la haine des poils chez la génération future, bien ce sera déjà ça!
J'ai passé la moitié de ma vie à me battre contre mes poils. Quand je dis moitié, ce n'est pas une exagération. J'ai 36 ans, et je dirais que mon obsession s'est développée autour de mes 18 ans. Il y a eu du sang, des galles, des plaies infectées, du pus, des cicatrices, des larmes, des gémissements, des regrets, de la culpabilité, de la honte, du temps gaspillé, des retards et une quantité gênante de plasters utilisés.
J'ai les cheveux bruns, la pilosité assez abondante et foncée et la peau pâle. Mes poils ne passent donc pas inaperçus. Quand est venu «le temps», ma mère et ma soeur m'ont chaudement recommandé une crème dépilatoire du style Nair ou Neet. À la première utilisation, j'ai trouvé ça génial. Mes jambes étaient si douces! Je me souviens qu'elles m'avaient suggéré de faire seulement le bas, jusqu'au dessus des genoux. Elles m'avaient également déconseillé le rasoir, parce que ça repousserait plus dru. Malheureusement, après un certain temps, la crème s'est mise à «pogner» moins bien. Les poils ne partaient plus, même si je laissais la crème plus longtemps, comme c'était indiqué dans les instructions. Puis je me suis mise à faire des réactions allergiques au produit, mes jambes se couvraient de rougeurs et de boutons, peu importe la marque.
Pour mon bal de milieu de secondaire, j'ai osé le rasoir. Je me rappelle avoir trouvé ça encore plus magique. C'était plus rapide. Mais j'ai vite constaté que ma soeur et ma mère avaient raison, mes poils devenaient plus apparents d'un rasage à l'autre. À un moment donné, j'ai osé les cuisses aussi parce que je les trouvais trop velues. Le rasoir a duré un temps, mais ma peau a commencé à réagir aux crèmes de rasage aussi. J'ai switché au savon, ce qui peut beaucoup assécher la peau. J'ai la repousse très rapide. Et comme les poils sont très têtus, plus je rasais, plus ils repoussaient vite, les sacraments!
Plus tard, j'ai tenté la cire. L'effet durait plus longtemps, mais l'épilation prenait beaucoup de temps et ça faisait du gâchis. Je me suis déjà brûlée au deuxième degré en oubliant de tester la chaleur. J'ai eu une cicatrice pendant des années après. J'ai ensuite voulu essayer l'épilateur, méthode de prédilection de ma mère depuis de nombreuses années. J'ai pleuré de douleur tout le long la première fois et je m'étais dit que je ne le referais plus. Ce n'est qu'à mes 19 ans environ, après avoir passé une longue période durant laquelle je ne faisais que passer le rasoir sur mes jambes freestyle dans la douche après m'être lavée que j'ai décidé de réessayer l'épilateur. Et depuis, à part quelques occasions, j'y suis demeurée fidèle. On finit par s'habituer à la douleur. Au fil des utilisations, ça se transforme en inconfort puis en presque rien du tout, tout dépendant des régions du corps. Je me suis vite rendu compte que plus on monte, plus ça fait mal, ce qui fait que je ne me suis jamais épilé le bikini, oh no.
C'est vers mes 18 ans que je me suis mise à apprécier mon corps. Je réalisais enfin que je pouvais être désirable, et même que j'étais hot, selon les standards de beauté de l'époque. Je constatais ma minceur, mon ventre ferme. Mon estime personnelle commençait tout juste à se fabriquer. Il m'arrivait de prendre la pose devant le miroir et d'imiter Christina Aguilera sur la pochette de son album Stripped. C'était durant le règne des jeans taille basse. Selon moi, il n'y avait rien de plus sexy que le midriff de Britney Spears à la sortie de son album Britney et du single I'm A Slave 4 U. Je me comparais à elle et aux femmes qui figuraient dans les magazines du début des années 2000 et j'étais enfin satisfaite de ma silhouette.
Le problème, c'est que j'avais déjà spotté les quelques poils qui entouraient mon nombril. Dans ma tête, ils n'avaient pas d'affaire là, ou ils étaient à tout le moins trop foncés pour une fille. Je vivais alors mes premières expériences intimes avec des garçons et j'étais convaincue qu'ils ne devaient en aucun cas voir ces poils. Après tout, ça ne se voyait pas, une femme avec des poils. Nulle part. Je ne voulais pas les dégoûter, je voulais continuer à recevoir des compliments, compliments que j'avais tant espérés et attendus en vain durant toute mon adolescence. Je devais être à la hauteur. Il ne fallait pas qu'il y ait quoi que ce soit de «weird» ou d'«anormal» avec mon corps.
J'ai commencé par essayer les crèmes décolorantes pour remédier à ça. Je le faisais déjà à d'autres endroits, comme ma lèvre supérieure (oui, j'ai une moustache), entre les seins et le bas du dos. Mais mon ventre, je le voulais parfait, et les poils plus foncés demeuraient apparents. Alors j'ai fini par flancher, et à l'aide d'un rasoir électrique, je me suis débarrassé des poils autour et sous mon nombril. Pas longtemps après, je me suis mise à tailler la région du pubis, ou à «m'entretenir le bikini», comme on dit. J'ai déjà et longtemps tout rasé. Les poils incarnés sont apparus, et ça a été le début du massacre. Foutus poils incarnés de l'enfer! C'est le mal. J'ai tout de suite détesté ces points noirs, ces fils pris sous ma peau translucide. Ma quête pour les anéantir avait débuté.
Je dois dire qu'à la même époque, j'abusais déjà de la pince à épiler avec mes sourcils. Je me suis promenée avec des demi-sourcils pendant plusieurs mois. J'en enlevais trop au milieu aussi. J'ai réussi à slacker tranquillement après que ma mère m'ait gentiment suggéré de laisser une ligne plus fournie. Le problème s'est seulement déplacé ailleurs. Au fil des ans, les zones d'obsession ont pour ainsi dire migré vers le bas. Ça a débuté avec les sourcils, c'est descendu au ventre, puis s'est ajouté le sternum, les aisselles, le pubis, l'intérieur et le derrière des cuisses, puis le devant des jambes.
Au début, je n'utilisais qu'une pince à épiler pour venir à bout des poils récalcitrants. Et j'y allais plus ou moins doucement. Ce n'est qu'avec le temps que je me suis mise à peser plus fort, à creuser plus profond, à laisser des marques, à agrandir les trous. Les trous sont devenus des cratères. Quand je ne réussissais pas à atteindre ma cible et la retirer, je me tournais vers les ciseaux de manucure et le coupe-ongles. Je fouillais mon épiderme de plus en plus près. J'étais rendue à inspecter chaque centimètre carré de ma peau avec ma face à un pouce de la région à épiler. Je visais la racine, je voulais arracher l'ennemi à sa source même. Les éliminer coûte que coûte, un par un.
Mes séances d'épilation se sont allongées. Je ne pouvais pas arrêter, ni remettre à plus tard. Ça me chicotait trop. Je ne pouvais pas passer à autre chose ou m'occuper ailleurs, le poil pris me restait en tête. Je devais terminer la job. Ce qui est grave, entre autres, c'est que la satisfaction de réussir à déloger un poil sur lequel tu gosses depuis looooongtemps, c'est presque jouissif. C'est un soulagement immense, un accomplissement, une fierté. C'est une victoire. Mais ça reste une victoire dérisoire que tu ne peux partager avec personne. À qui tu dis que tu as fini par arracher le poil que tu as trituré pendant deux heures? Personne va te féliciter. Tu vas te faire juger, prendre en pitié, être incomprise, traiter de freak. Et tu pourrais juste acquiescer, parce que toi-même tu te juges, tu te méprises, tu ne te comprends pas et tu te traites de freak.
J'ai perdu des centaines et des centaines d'heures à faire ça. À cause des contorsions incroyables que j'exécutais pour scruter ma chair et des positions que je maintenais trop longtemps, je me suis infligée des douleurs, des crampes et des engourdissements. Si je suis encore souple et pas mal flexible aujourd'hui, c'est tristement en partie grâce à mes séances d'épilation.
Pourquoi se soumettre à ça? Pourquoi se faire subir ça? Par esthétisme, oui. Mais dans mon cas, pour plusieurs autres raisons également. Pour changer le mal de place. Pour penser à autre chose. Il y a eu des périodes où j'avais si mal en dedans que de m'arracher la peau me soulageait, en quelque sorte. J'appréciais aussi le contrôle que j'avais sur mes poils, contrairement aux trucs qui me faisaient chier dans ma vie. Les choses auxquelles je ne pouvais rien changer me mettaient en furie alors je me défoulais avec ça. J'avais beaucoup de colère envers moi-même aussi. Ça devenait une façon de me punir. Des fois, c'était pour passer le temps, carrément. Aussi bête que ça puisse sembler, c'était devenu un passe-temps.
J'ai pleuré, j'ai grogné, me suis trouvée conne. Ça m'a pris des années à assimiler que le poil pris paraît beaucoup moins que les blessures d'après-torture. Je dois encore me répéter qu'en fait, ledit poil n'est visible que par moi. J'ai régulièrement menti à propos des marques sur ma peau. Je disais que c'était dû à des réactions allergiques, ou à des boutons que je ne pouvais pas m'empêcher de gratter, ou à ma ceinture qui frottait. Je justifiais les retards que ça occasionnait parfois par des excuses minables. Ça se dit mal «Je suis en retard parce que je réussissais pas à m'arracher un poil».
Je me sentais plus belle imberbe, plus désirable, mais l'ironie est que je me suis souvent caché les jambes en public. J'ai porté des pantalons longs ou une jupe longue en pleine canicule parce que je m'étais trop scrappé la peau. Et j'ai à peine pu exhiber fièrement mon ventre ferme au début de ma vingtaine parce que je le mutilais. J'ai toujours été plus ou moins consciente que c'était davantage une pression que je me mettais à moi-même. Oui, la société, les films, les magazines me proposaient seulement des jeunes filles à la peau lisse et dénuée de toute pilosité, mais dans mon quotidien, on ne m'a jamais fait sentir dégueulasse à cause de mes poils. Aucun amant ou amoureux ne m'a fait de remarque à ce sujet. Peut-être que c'est parce qu'ils en ont rarement eu l'occasion. Je n'attendais pas une repousse complète, je sortais l'épilateur au fur et à mesure que je voyais des poils apparaître. Je checkais toujours mes jambes. Je voulais être prête à toute éventualité. Ne pas être embarrassée, s'il m'arrivait un accident et qu'on devait déchirer mes vêtements. Pouvoir accepter toutes les invitations : baignade improvisée, aventure d'un soir...
J'en ai toujours voulu à ma mélanine d'être aussi présente. J'aurais tellement aimé être blonde ou n'avoir qu'un petit duvet qui dore au soleil. Je les envie encore, les femmes peu velues et/ou pas foncées du poil. J'ai de nombreuses fois souhaité (même rêvé) pouvoir m'offrir une épilation définitive. Je me suis beaucoup renseignée à ce sujet, lu beaucoup d'articles comparant les différentes méthodes.
Tout ça c'était mon secret. J'ai tenté quelques fois de parler de ma fixation à ma mère, plutôt maladroitement. J'en ai déjà fait mention sur ce blog à quelques occasions, d'abord de façon très métaphorique puis de plus en plus ouvertement. Ce n'est qu'il y a cinq ou six ans, lors d'une séance d'art-thérapie en groupe, que je me suis finalement livrée sans censure. Ma psychothérapeute a repris la problématique lors de nos séances individuelles. Je n'avais pas de nom pour ça. C'était une forme d'automutilation, oui. J'avais fouillé un peu, avais lu à propos de la trichotillomanie, mais ce n'était pas vraiment ça. En 2019, je suis tombée sur un témoignage d'une dame qui vivait la même chose que moi. Elle avait les mêmes patterns, les mêmes hantises. Elle a mentionné la dermatillomanie. Je crois que c'est plus ça.
L'automne dernier, j'ai réussi à laisser aller, à laisser pousser mes poils. À moins scruter ma peau ou surveiller la repousse. Les fois où je regardais mes jambes, je les trouvais belles, marquées oui, mais sans bobos «frais». Je suis même allée à mon examen de routine chez mon médecin poilue! J'ai passé une radiographie et une échographie de mon pied droit poilue! Avant, je ne sortais pas de chez moi sans m'épiler. Au cours de l'hiver, j'ai aussi réussi à espacer les épilations, je ne le faisais qu'avant mes rendez-vous chez la physiothérapeute ou le massothérapeute.
Ce printemps, je l'ai refait, je me suis lâchée lousse. Sans m'en rendre compte et sans avoir planifié, j'ai participé à #maipoils. Encore une fois, je trouve ma peau plus belle. On voit encore des cicatrices, bien sûr. Partout sur mes jambes, et à quelques autres endroits, il y a des petites taches blanchâtres. Il y en a d'autres qui tirent sur le mauve, là où j'ai creusé très très profond. Je me félicite quand même de ne pas avoir repris mes habitudes autodestructrices malgré la solitude imposée avec la pandémie. J'aurais pu retomber.
Je pense souvent à ne plus me raser ni m'épiler. J'ai envie d'essayer ça cet été. Je suis tellement tannée de mettre du temps là-dedans! Mais quand je regarde mes poils, je trouve ça laid en bâtard. Malgré ma peau plus belle. Étrangement, j'accepte les poils des autres beaucoup plus que les miens. J'essaie de m'inspirer de celles qui osent ne pas succomber aux diktats esthétiques de la société. D'écouter celles qui disent se sentir libérées par cette décision. De ne pas penser aux réactions négatives que ça pourrait provoquer. Peut-être que je ne tougherai pas longtemps. Mais je suis game de tenter l'expérience.
Tout le monde devrait pouvoir gérer ses poils de la façon qu'il ou elle le souhaite.
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