vendredi 15 juin 2007

Ce texte a aussi fait partie du recueil Graines d'écrivains. Il nous a également inspiré, à Pierre-Luc et à moi, la performance que nous avons présentée en mars 2006 au show de variétés des étudiants littéraires, La Grande Langue. Mille excuses encore à Martin de lui avoir fait subir l'horreur de recevoir deux poissons morts en plein visage...


Pénombre bleutée

Au centre de la grande salle, qui regorgeait de pénombre d’un bleu glacé, gisaient deux matelas empilés. Dessus s’y tordait une mince couverture. L’ensemble se tenait là, tout au milieu, camouflant une partie des lattes de bois, face aux baies vitrées. Cette ouverture crachait l’opacité de la nuit à la figure de la jeune fille recroquevillée dans un coin de la pièce muette.

Tout autour de cette île de ressorts brisés et de tissu froid étaient disposés quelques dizaines de bocaux remplis d’eau, sans couvercle. Dans chacun d’eux flottaient un poisson mort et ses excréments. L’éclairage couleur de poudre rendait visible la danse des particules de l’H2O et faisait étinceler les pierres multicolores recouvrant le sol des aquariums improvisés. Les mauves, les bleus et les roses vaporeux des bêtas brillaient aussi dans la nuit.

La jeune fille se leva. Elle était nue. Ses petits seins se balançaient au rythme de ses pas lents. Elle se fraya un chemin entre les habitacles, se pencha, en saisit un au hasard puis le pointa vers la lueur de la lune. Le front plissé et les yeux rétrécis, elle scruta l’être sans vie quelques instants, huma l’eau et replaça le contenant sur le plancher.

Rendue au pied du lit, la fille inspira, leva les bras en croix, puis se laissa tomber. Des millions de cristaux de poussière s’envolèrent de part et d’autre au moment où les vieux matelas reçurent son corps.

L’occupante du repère bleuté s’étendit sur son flanc gauche, à même les bosses des coussins rectangulaires. Elle ne clignait des yeux que lorsque le jet lumineux de la lune vibrait trop dans ses orbites. Autrement, elle les gardait grand ouverts, et fixait le noir qui talonnait les portes de verre. Comme s’il voulait entrer, et que de son regard elle devait l’en empêcher.

L’unique drap la recouvrait, dissimulant sa poitrine, son ventre, son sexe et ses fesses. Ses cuisses frêles se révélaient à la nuit sombre, ainsi que ses épaules, sa nuque et son visage. Des mèches de cheveux lisses et châtains lui chatouillaient le bout du nez. Sa peau avait une teinte argentée sous le faisceau de la lune, et ses courbes de jeune adulte paraissaient telles des dunes balayées par le vent.

Elle agrippa d’une main la couverture, la rabattit contre ses paupières et retint son souffle. Dans la pièce, plus aucun son, plus aucun mouvement. Seul le balancement des cadavres d’écailles dans l’eau.

Il n’y avait plus que du noir dans ses yeux maintenant que le morceau de linge était collé contre ses joues. L’air crispant qui planait autour imbiba ses membres. Des frissons roulèrent jusque dans ses os.

Elle remonta le matériel rugueux sur son corps et le passa autour de son cou. Le son du bruissement emplit toute la pièce et se percuta contre les murs. Ses yeux retrouvèrent le dehors nocturne. Les parois semblaient s’être penchées sur elle, la retenant coincée sur le lit mou. Elle se tourna sur le dos et ne vit que le néant en guise de plafond.

La jeune fille n’avait plus froid. Sans trembler, elle fit un noeud dans le drap.

Et tira.

(Février 2006)

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