samedi 16 juin 2007

Je l'aime, ce texte-là. L'écrire a été assez facile, et puis c'est ma façon de dire que je n'accepterai jamais d'être une moitié d'un couple de ce genre!


On va être en retard

Les mains crispées sur le volant de la voiture, j’attends que le feu passe au vert. Je risque de manquer ma vie à cause de Marie-Jo. De passer à côté de tous les spectacles, les entrevues, les sorties entre amis, le travail. Ma copine m’a transmise sa mauvaise habitude le jour où nous sommes emménagés ensemble, m’embarquant dans son manque flagrant de ponctualité, dans son besoin de se faire attendre. Désormais, dans la vie, tous les jours, je suis en retard. J’existe à retardement, j’apparais plus tard que prévu, comme Marie-Jo. À cause de Marie-Jo.

Je tourne un peu le visage vers elle. Elle n’intercepte pas mon regard chargé de reproches sous mes sourcils tordus, trop occupée qu’elle est à s’enduire les lèvres de rose pour la quinzième fois. Je laisse échapper un soupir de la façon la plus silencieuse qui soit, en formant un «O» avec mes lèvres, sachant qu’elle n’aime pas la plupart des sons qui sortent de ma bouche.

Aujourd’hui, elle menace de nous faire rater l’avion. Petit voyage à Atlantic City. Je vais être seul avec elle en terrain américain, à partager pendant cinq jours une minuscule salle de bains de chambre d’hôtel trois étoiles. Celle avec le meilleur rapport qualité/prix, selon ma blonde, qui a passé plus de trois semaines à choisir un gîte convenable, ce qui a retardé notre départ de quatre jours.

Afin d’évacuer mon surplus de vapeur au cerveau, j’entrouvre la fenêtre après avoir accéléré de manière brusque. Ma blonde lâche un «hum hum» désapprobateur. Elle n’apprécie pas la marque de couleur qui passe maintenant du coin de ses lèvres jusqu’au milieu de sa joue. Je grogne un «désolé» qui se veut sincère pour qu’elle m’oublie et qu’elle retourne à son beurrage de face au plus vite.

J’ouvre un peu plus la vitre. Mes shorts se sont mis à coller contre le cuir grisâtre de mon siège. C’est la même chose à tous les jours où il fait beau et chaud. Encore une bonne idée de Madame, qui préférait des «bancs de riches» à une climatisation pour notre auto. Ce matin, elle-même maudit son choix. Elle a complété son maquillage, et je la vois du coin de l’oeil qui chigne en séparant ses cuisses nues du cuir avec un petit bruit de pansement qu’on enlève. Elle replace sa jupe froissée.

- On va être en retard.

Ne pas exploser. Surtout, garder son calme, malgré l’intention évidente de sa part d’amorcer une dispute. Garder les yeux sur l’asphalte, sur les arbres qui bordent le trottoir, sur les gens qui courent vers les commerces alignés sur le boulevard.

- T’avais juste à être prête à l’heure...

- C’est toi qui es sorti de la salle de bains tard!

Ça y est. Une accusation formelle. Je ne me laisserai pas faire, tout de même.

- Juste parce que toi, tu l’as monopolisée pendant deux heures! Je t’avais demandé de me laisser y aller avant, que ça me prendrait quinze minutes, mais non, faut toujours que je passe après toi!

Ma blonde se tourne sur son siège qui craque et plante ses yeux bleus pétillants sur moi. Du coin de l’oeil, je la vois poser son coude contre la portière et enrouler une mèche de cheveux entre ses doigts.

- Mais oui, mais tu laisses plein de poils partout dans la douche!

Il ne faut pas frapper une femme. Je redresse le rétroviseur, question d’occuper mes mains. Une sur le volant, l’autre sur le miroir. Ne JAMAIS frapper une femme... Surtout que nous quittons peu à peu le centre-ville pour s’approcher en douceur du quartier de mon enfance. La bretelle pour rejoindre l’autoroute n’est plus très loin. J’aurai ainsi fait la moitié du parcours sans m’emporter. Sans trop m’emporter.

- Parlons-en, de poils! Ceux de ton vieux chat myope, y’en a sur mes toasts le matin!

- Laisse Bertrand en dehors de ça, c’est quand même pas de sa faute si y perd son duvet!

- Duvet mon oeil, on pourrait se faire des tapis pour toutes les pièces de la maison avec les touffes qu’il...

- Arrête de chialer pis tourne au dépanneur qu’y va avoir en face, à gauche à l’intersection. J’ai envie.

- On est à veuille d’arriver à l’aéroport! Tu iras là.

- Tourne ici j’ai dit!

Je ralentis. Marie-Jo appuie ses mains contre le tableau de bord chromé et pianote de ses dix doigts un air symphonique.

- Ok... Je vais y aller moi aussi d’abord.

- T’iras après.

Je me pince les lèvres. Je les sens devenir plus blanches de seconde en seconde.

J’aperçois le dépanneur. C’est celui juste en face de l’église où mes parents m’emmenaient quand j’étais petit. L’église dans laquelle Marie-Jo veut que nous nous marions, un jour... J’appuie sur le frein et le véhicule s’immobilise au feu rouge.

- C’est ici à gauche, oublie pas. Le dépanneur est juste là au coin.

- Je le sais. Je le vois.

Elle lâche un soupir. Du genre qu’elle me reproche de faire. Je pense un instant à la sortir de force de la voiture et à la livrer à la jeune fille qui pousse une enfant sur la balançoire dans le parc à notre droite, mais la lumière verte me signale que c’est à mon tour d’avancer. Je redémarre en donnant un coup abrupt au volant.

- Pierre, attention!

BANG.

C’est un râlement rauque qui finit par me tirer hors de ma transe. J’écarte un peu mes paupières lourdes. Je vois ma blonde qui agonise, qui se meurt à mes côtés.

J’ai mal. Je perds le souffle...

Allez, Marie-Jo, meurs. Que je puisse crever après toi.


(Février 2006)

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